Si traditionnellement la participation aux élections de mi-mandats aux États-Unis est faible, elle a cette année atteint les 48%. Un record depuis 1966. En cause, une plus forte mobilisation dans les rangs des minorités et des jeunes, très remontés contre les mesures mises en place par l’administration Trump. Des votes qui pourraient bien avoir été influencés par l’engament politique d’artistes concernés, qui ont fait de la musique et des clips vidéo, les nouveaux instruments politiques de 2018.
Une puissance politique qui ne date pas d’hier
Ce mardi 6 novembre, plus de 250 millions d’électeurs américains ont été appelés à voter dans le cadre des élections de mi-mandats, les Midterms. 114 millions ont répondu présent, permettant au Parti démocrate de récupérer la majorité dans la Chambre des représentants, jusqu’alors dominée par le Parti républicain. Cette suprématie du Parti de droite a notamment mené à l’élection de Donald Trump le 20 janvier 2017, le Président le plus controversé de l’histoire américaine. Un mandat même pas encore à mi-chemin et déjà parsemé de polémiques virales. Immigration, port d’armes, ségrégation… Autant de sujets sensibles bridés par les médias pro-Trump, que des artistes ont décidé d’aborder dans des créations coups de poing. Pourtant, la pratique ne date pas d’hier chez les Américains : Talkin’ Bout A Revolution de Tracy Chapman, Wake Me Up When September Ends de Green Day, Hurricane de Bob Dylan, Hallelujah d’Alicia Keys, Formation de Beyoncé…
La musique est devenue un moyen efficace de sensibiliser le grand public aux problèmes d’un pays et d’un monde qui va mal. Qualifions-la d’instrument de frappe politique privilégié. 2018 n’aura pas fait exception à la règle.
La fusillade du lycée de Parkland, le 14 février dernier en Floride, a fait 17 morts. Stephon Clark, jeune Afro-américain de 22 ans, a été assassiné dans son jardin en mars dernier parce que son téléphone a été « confondu » avec un pistolet par la police locale. La politique de Donald Trump visant à dissuader les migrants venus d’Amérique centrale d’entrer sur le territoire américain via le Mexique, a séparé des centaines d’enfants de leurs parents durant des mois en début d’année. Rien qu’en 2018, ces événements ont attisé la fureur des Américains et particulièrement des communautés minoritaires. Des incidents déchirants, qu’ont dépeints The Black Eyed Peas et Childish Gambino. Les premiers font partis des groupes les plus adulés de la génération Y, le second connaît un succès plus confidentiel, mais encensé par la critique. En seulement deux clips, ils ont secoué plus de 432 millions d’âmes, parfois ignorantes de cette triste réalité. C’est plus que la population des États-Unis (325,7 millions). Différents de par leur traitement et les événements auxquels ils s’attachent, ils n’en sont pas moins radicalement similaires dans leurs volontés primaires. Informer, marquer, secouer et surtout, fédérer. Décryptage de deux phénomènes qui font réagir, pour le bien de la conscience américaine, si ce n’est mondiale.
Childish Gambino avec This Is America – La violence Américaine sous couvert de ségrégation raciale.
Acteur, scénariste, réalisateur, producteur, humoriste, rappeur et DJ, Donald McKinley Glover a plus d’une corde à son arc. Celui que l’industrie musicale connaît mieux sous le nom de Childish Gambino sait mettre de la poigne dans toutes ses créations. En 2016 déjà, son engagement dans sa première série en tête d’affiche, Atlanta, est loué par la critique. La question du racisme est subtilement traitée, le réalisme du scénario habilement mis en scène. Des préoccupations qu’il décortiquait déjà dans son stand-up en 2008. En 10 ans, si ses sujets de fond n’ont pas changé, l’actualité s’est portée volontaire pour les renforcer.
This is America est un rap violent, posé délicatement sur un clip éloquent de talent, signé Hiro Murai et chorégraphié par Sherrie Silver. Avec ce scénario, Childish Gambino frappe très, très fort. Quatre minutes de « divertissement » qu’il faut regarder les yeux et l’esprit grands ouverts, car pour peu que l’on se concentre sur les démonstrations festives au premier plan, on peut aisément oblitérer le chaos explosif à l’arrière. Si vous y regardez bien, vous pourrez discerner 200 ans de violence dans la réalité du quotidien des Afro-américains aux États-Unis. Un ordinaire bien différent de celui dépeint dans les médias sirupeux, faisant preuve d’autant de racisme que de sexisme dans le traitement de l’information. Pour dénoncer cette animosité ségrégative, Donald endosse le rôle d’une figure bien connue de l’histoire américaine. Au 19e siècle, Jim Crow, alias Thomas Dartmouth Rice, est un comédien blanc gagnant sa vie en se noircissant le visage et les mains pour raconter les déboires d’un esclave noir dans la chanson populaire Jump Jim Crow. Si populairement raciste, qu’entre 1876 et 1964, les lois « Jim Crow » distingueront les citoyens selon leur appartenance raciale, imposant une ségrégation de droit dans tous les lieux et services publics.
Des scènes puissantes à double sens
Son personnage lourd de sens enchaîne les chorégraphies saccadées, passant du sourire psychopathe à l’indifférence la plus totale. Une métaphore expressive du désintérêt à peine maquillé des suprémacistes blancs, face aux sévices subis par la communauté noire. Les scènes, brillamment construites, feront forcément résonner quelques cloches dans votre mémoire. Lorsqu’il danse le« Gwara Gwara », mouvements originaires d’Afrique du Sud, Gambino cache en arrière-plan les émeutes de Baltimore, en réaction à la mort de Freddie Gray en 2015. Quand il fusille une chorale, il se glisse dans la peau de Dylann Roof, jeune extrémiste blanc qui abat de sang-froid neufs fidèles de l’église épiscopale de Charleston, toujours en 2015. En insistant sur la jeunesse collée à son smartphone, il rappelle le cas de Stephon Clark, en 2018. D’une pierre, plusieurs coups, Glover dénonce les bavures des forces de l’ordre américaines, le racisme extrémiste et la suprématie des armes à feu, portée par le lobby de la NRA. D’autres références peuvent vous sauter aux yeux, si vous prêtez bien attention aux détails. Un Cavalier de l’Apocalypse annonçant la fin du monde, un caméo de la chanteuse SZA, en retrait, symbolisant la position de la femme noire, ou encore la fuite de la dernière scène, qu’on peut imputer au film Get Out de Jordan Peele, dont la bande originale est marquée par la chanson « Redbone » de… Childish Gambino.
Mais parce qu’une analyse complète de ce clip magistral pourrait faire l’objet d’une thèse, on finira par en saluer sa justesse et sa finesse, intelligemment enrobées par des scènes aussi bruyantes que les appels à l’égalité d’une communauté brimée.
Black Eyed Peas avec Big Love – L’immigration et le port d’armes, vedettes accablantes d’un clip tristement réaliste.
« Attention, ce que vous allez voir est difficile à regarder. Mais c’est tout l’intérêt de ce film. Ce doit être difficile à regarder. Alors imaginez devoir le vivre. Aucun enfant ne devrait traverser ce que vous êtes sur le point de voir ». 8 ans de silence depuis «The Beginning ». The Black Eyed Peas reviennent pourtant aussi impétueux qu’avant avec cet avertissement, qui a de quoi intriguer. Si on ne sait pas à quoi s’attendre en cliquant sur Play, on comprend vite de quoi il retourne. 7 mois après la fusillade du lycée de Parkland, 4 mois après l’assassinat de dix adolescents dans une école du Texas. Cette réalisation léchée, dans laquelle les chanteurs se fondent au milieu d’adolescents paniqués et poursuivis, prend aux tripes. Difficile de ne pas être un minimum touchés par cette histoire au goût trop prononcé de déjà-vu. Une description lente et imagée, un aperçu à peine voilé de ce qu’ont pu vivre les centaines d’élèves et professeurs ayant fait face à un tueur armé. Le spectateur n’est pas épargné, tant mieux. Un réalisme prenant, alimenté par des dizaines de témoignages que vous pouvez retrouver sur le site biglove.com.
Poussés par la triste évidence que représente le sort des migrants, les membres du groupe se sont mis dans leur peau pour une deuxième partie de court-métrage, toute aussi poignante. L’attente, l’angoisse, le désespoir, l’espoir, la peur… Autant d’émotions passant sur les visages de ceux qui espèrent, mais qui finissent embarqués, séparés de leur famille et renvoyés sans foi, ni loi. Des enfants parqués dans des camps, affublés de l’étiquette « criminels », habillés d’orange et dont les pleurs sont savamment ignorés. Des images qu’on aurait rangé dans la case « fiction » de notre cerveau il y a quelques années, mais qui n’en sont pas moins réelles en 2018.
Une interprétation facile, des politiques bornés
Il y a 18 ans, leur deuxième album, « Bridging The Gap », sonnait déjà comme un rap engagé. Le racisme, la politique ou encore la violence policière en étaient les principaux thèmes. Pas si étonnant donc que The Black Eyed Peas se penchent sur des phénomènes qui font saigner l’actualité, les transformant en cri du cœur et appel à l’unité. En toute transparence, le groupe dresse le portrait d’une Amérique mutilée et fractionnée. Ces 10 minutes sont dures, déprimantes et dirait-on même, incommodes à regarder. Mais c’est une nécessité représentant aussi une manière d’apostropher le Gouvernement actuel et de le confronter au danger permanent que représente cette vision défensive de la Constitution. Pourtant, plutôt que penser à renforcer la législation sur le port d’armes, le Président préfère aiguiller sa politique vers la peine de mort. Il a même fait part de son avis dans une réplique éloquente : « Quand des gens font ce genre de chose, ils devraient se voir infliger la peine capitale ». Un détournement de sujet qui renforce le message du clip, replaçant le vrai contexte. La citation de fin, simple, mais efficace, conclue ces images avec brio : « Ils retirent les enfants de leurs parents, mais ils ne retirent pas les armes des mains des enfants ».
Quant à savoir si les messages sont passés, il suffit de tenir compte du nombre de vues et de commentaires dithyrambiques qui s’y accrochent. En juillet 2017, Google a publié une étude intitulée « Sur YouTube, la musique s’écoute avec les yeux ». Une manière de rappeler que l’on fait plus qu’entendre des paroles désormais. On les voit, on les comprend, on les assimile. Est-il si utopique de penser que la jeune génération puisse s’en retrouver plus concernée ? Que les erreurs commises aujourd’hui seront les leçons filmées des enfants de demain ? will.i.am a sa propre opinion : « Une chanson peut changer l’opinion d’un homme. La musique peut changer la vie ». Croisons les doigts pour que ce soit vrai.